L’Histoire fantasmée
||Effuges – 4ème Didéos de l’hiver 3057||
Il est une seule chose qui me navre encore plus que le désintérêt de la plupart de mes élèves pour l’Histoire. C’est l’intérêt malsain que lui portent certains de nos contemporains.
Je ne parle pas ici d’exploitation mercantile de l’Histoire ; les affaires sont si constitutives de notre continent que déplorer leur importance me paraît aussi absurde que de déplorer la géologie ou le cours des saisons. « Le Bon Roi Commerce l’emporte toujours » (1) dit une adage connu de tous les Trions, du nord au sud et de Picem à la Punition.
Après tout, quel mal y a-t-il à offrir un peu de rêve aux touristes pour faire vivre une bourgade ou une région? Prenons l’exemple du Roc Calictin. Des siècles durant, ce rocher inhospitalier n’a connu pour seuls habitants que les familles des gardiens de phares qui s’y sont succédés. Aujourd’hui, les contours pour le moins évocateurs de cet îlot stérile ornent quantités de bibelots souvenirs et autres casquettes ou maillots, à l’humour certes douteux mais diablement lucratif. Une rente que les héritiers des austères gardiens ont réinvestie dans la construction d’un centre historique, qui tient plus du parc d’attraction, je vous l’accorde, et dont tout le crédit repose sur un fémur sculpté ayant prétendument appartenu à un dragon. Une relique sagement tenue à l’écart de toute tentative moderne de datation et d’authentification.
Bien plus que les inévitables boutiquiers, ce sont les idéologues qui m’inquiètent. De même que la vieille noblesse trionaise instrumentalisa jadis ses douteuses archives pour faire de sa cité rien moins que le « berceau de notre civilisation », de même les partisans actuels du repli sur soi utilisent-ils le fantasme de l’Âge d’Or Continental pour promouvoir leur dogme très en vogue en ces temps incertains, comme si les maux du monde pouvaient se régler en interne.
Bien que les chercheurs sérieux envisagent désormais notre Histoire comme un continuum aussi bien temporel que géographique, le découpage de l’Histoire continentale en « âges » et en « ères » a encore de beau jour devant lui, tant il est préféré par les historiens dilettantes à la vision plus terre-à-terre et moins romantique que propose la science.
Ce n’était pas grave tant que le l’Âge d’Or n’était que le fantasme de quelques originaux.
Mais l’engouement que suscitent de nos jours ces improbables siècles d’isolement (2) révèle la tentation qu’ont nos concitoyens de se couper du reste du monde.
(1). Je consacrerai un de ces jours un article aux très lointaines origines de ce proverbe qui a traversé les siècles.
(2). Les divagations quant à une pareille période vont de quelques siècles à deux millénaires

